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Le 3 mars disparaît le pape de la bande dessinée, Hergé, le génial inventeur de Tintin. Qui avouait avoir mis, dans son petit héros de papier, «toute sa vie»...

Couverture du «Libération» du 4 mars 1983 Ce jour-là, on a enregistré un peu partout un phénomène unique. Quelque chose comme un grand chagrin universel. Sur l'échelle de Richter de l'amitié, il oscilla entre sept et soixante-dix-sept ans. Georges Remi dit Hergé venait de mourir. C'était le 3 mars 1983. Pour plusieurs lecteurs, on n'aurait pas produit moins l'effet en annonçant la propre mort de Tintin. Autant dire qu'avec leur héros de papier, immaculé comme au premier jour, ils enterraient leur enfance, leur adolescence et leur jeunesse.

Fin d'un homme, fin d'un monde, fin d'une oeuvre. Contrairement à Walt Disney, Edgar P. Jacobs et quelques autres, Hergé avait ardemment souhaité emporter avec lui son personnage au paradis des gens à bulles. Même dans l'au-delà des ténèbres, le créateur refusait d'abandonner sa créature. Après lui, nul n'aurait le droit de lui donner vie à nouveau.

Du pays des Soviets (1930) à celui des Picaros (1976), en passant par le Tibet et même la Lune, le petit reporter occidental avait fait le tour des mondes en près d'un demi-siècle et vignt-trois albums. A la fin des années 1950, constatant que tous les enfants des nations civilisées avaient au moins cette culture-là en commun, qu'ils parlaient tous le Milou, le Haddock et le Tournesol, la romancière Marguerite Duras pouvait exalter dans un article la prédominance d'une «Internationale Tintin». Ce qui était assez bien vu.

Hergé par Andy Warhol

Pourtant, Hergé n'était qu'un dessinateur doué mais sans plus, travailleur au-delà de toute résistance, belge jusqu'au bout des ongles, qui avait réalisé l'essentiel de son oeuvre seul et sans quitter Bruxelles. Mais il avait un univers bien à lui et s'était astreint à demeurer fidèle à ce qu'il était. Il n'avait qu'une idée de la vie et de sa place dans la société, mais il avait eu l'intelligence de s'y tenir quand tant d'autres épousaient les modes. Il mit longtemps à ce prendre pour ce qu'il était.

Il fallut vraiment que, dans la dernière partie de sa vie, la profession unanime le consacrât comme le pape incontesté de la bande dessinée mondiale pour qu'il concède que les aventures de son bonhomme avaient modifié l'imaginaire de quelques dizaines de millions de gens. Il était le plus mal placé pour comprendre que pour y parvenir, il fallait avoir plus que du talent, du génie. Ça ne s'explique surtout pas. Ça se vit.

Il faudra bien plus qu'une légion de thésards bédéphiles pour épuiser la plus énigmatique réflexion contenue dans sa toute dernière interview [à Benoît Peeters] : «Si je vous disais que dans Tintin, j'ai mis toute ma vie...»

par Pierre Assouline
Journaliste et écrivain